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Pourquoi le conflit au Proche-Orient divise l'Afrique

11 octobre 2023

Interview avec le chercheur Alhadji Bouba Nouhou. Il revient sur les différentes réactions des Etats africains vis-à-vis du conflit entre Israël et le Hamas.

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Après l’attaque du Hamas contre Israël, les Etats d’Afrique sont divisés. Alors que désormais 46 pays du continent africain entretiennent des relations diplomatiques avec l’Etat hébreu, certains gouvernements africains hésitent à prendre parti et d’autres apportent leur soutien aux Palestiniens.

Les positions des Etats africains dans le conflit qui a éclaté le week-end dernier sont le reflet à la fois leurs intérêts politiques, économiques et sécuritaires actuels, bien sûr, mais elles ont aussi des racines historiques plus profondes. C’est ce que nous explique notre invité de la semaine, Alhadji Bouba Nouhou. Il est enseignant à l’Université Montaigne de Bordeaux et chercheur associé à l’Institut Montesquieu, spécialiste des relations entre l’Afrique et l’Orient.
 

Ecoutez l'interview avec Alhadji Bouba Nouhou en cliquant sur l'image ci-dessus

 

DW : Alhadji Bouba Nouhou, quels sont les pays qui ont exprimé leur solidarité envers Israël, suite à l’attaque du Hamas, samedi dernier ?

Alhadji Bouba Nouhou : Il y a des pays qui ont déclaré qu'il fallait que le conflit cesse et ils ont renvoyé Israël et le Hamas à peu près dos à dos, en demandant à ce qu'on respecte le droit international et qu'on en vienne à un cessez-le-feu. C'est le cas, par exemple, du Kenya, mais aussi d’autres pays tels que le Sénégal.

 

Le Nigeria, grand pays africain, ne s'est pas prononcé sur cette question-là.

Par contre, certains états tels que l'Afrique du sudet l'Algérie aussi ont apporté quand même leur soutien à la Palestine, et donc plus ou moins au Hamas. Puisqu'ils parlent de Palestiniens, dans ce cas, c’est le Hamas. Parce qu'ils ont une autre perception du conflit israélo-palestinien.

 

Il y a des pays qui sont traditionnellement alliés à Israël en Afrique, comme le Rwanda ou le Cameroun, qui ont des relations relativement étroites avec l'Etat hébreu, mais qui ont tardé avant de réagir. Est-ce que c'est un sujet qui fait peur aux gouvernements africains?

En ce qui concerne le Rwanda ou le Cameroun, ce sont des états qui entretiennent des relations diplomatiques avec Israël, bien sûr, comme la majorité des états africains, mais en même temps, ce sont des états qui ont des relations sécuritaires avec Israël.

Par exemple, le Cameroun entretient des relations en matière de sécurité particulièrement avec Israël :C'est Israël qui forme une partie du bataillon d'intervention rapide au Cameroun. Ces pays-là ont hésité à prendre position parce qu'ils ont des intérêts par rapport à Israël.

En ce qui concerne d'autres pays, par exemple comme l'Afrique du sud, le cas est différent, parce que l'Afrique du sud a des relations diplomatiques avec Israël. C'est le premier pays africain qui a des relations économiques avec Israël, mais sur le plan purement politique, l'Afrique du sud est aussi le premier soutien de la cause palestinienne.

 

Et ça, ça remonte au temps de Mandela ?

Ça remonte au temps de Mandela, et même plus avant, parce que l'Afrique du sud lie la question palestinienne et son histoire. Pour l'ANC, la question palestinienne ressemble un peu à ce que l’Afrique du sud a connu sous la période l’Apartheid. Ce n’est pas pour rien qu’après la libération de Nelson Mandela, celui-ci a fait de la cause palestinienne, et finalement de la "libération du peuple palestinien", une des causes à défendre après la fin de l’Apartheid. Il a fait un discours disant : "Nous ne serons pas complètement libres tant que les Palestiniens ne seront pas libres."

 

D'ailleurs l'Afrique du sud fait partie, avec l'Algérie, des pays qui ont pesé en début d'année pour expulser Israël de l'Union africaine, qui avait un statut d'état observateur depuis deux ans.

Oui, mais parce que le statut d'observateur avait été accordé à Israël par le président de la Commission africaine de l'union africaine, Moussa Faki Mahamat, sans consulter les chefs d'Etat.

Alors il y a eu un débat, au sein même de l'Union africaine, qui a opposé ceux qui pensent qu'il est temps, puisque la majorité des Etats africains ont renoué les relations diplomatiques avec Israël, d'accorder à Israël le statut d'observateur et ceux qui disent non, qu’on ne peut pas accorder à Israël le statut d'observateur tant que la question palestinienne n'a pas été encore résolue, puisque la Palestine est membre observateur de l’Union africaine.

 

Dorénavant, 46 Etats africains ont rétabli, renoué ou établi des relations diplomatiques avec Israël. Quelle est la position du Maroc sur ce point-là?

La position du Maroc est un peu ambiguë du point de vue politique. Le Maroc s'est rapproché d’Israël parce qu'avec les accords d’Abraham signés en 2020, le Maroc a tissé des relations à la fois diplomatiques, touristiques mais aussi sécuritaires avec l'Etat d'Israël. Mais sur le côté palestinien, le Maroc est aussi le garant des lieux saints de l'islam : c'est le Maroc qui préside le comité al-Qods. Ce comité a été créé pour regarder les sites religieux à Jérusalem.

 

C’est le roi du Maroc qui préside ce comité.

C'est le roi du Maroc qui préside ce comité, oui. Donc le Maroc est tiraillé entre, d'un côté, ses impératifs sécuritaires – il est obligé de renouer des relations diplomatiques avec Israël pour, par exemple, avoir un soutien sur la question saharaouie – mais de l'autre, sa position religieuse en tant que chef du comité al-Qods l’oblige aussi à veiller à sauvegarder l'intégrité territoriale de Jérusalem et surtout le patrimoine historique musulman, à Jérusalem. Tôt ou tard, le Maroc sera amené à devoir faire un choix.

 

Il peut y avoir aussi une pression de l'opinion publique, dans un pays à majorité musulmane, qui peut se sentir plus proches des Palestiniens et de leur cause…

Mais oui, dans tous les pays à majorité musulmane qui ont renoué des relations diplomatiques avec Israël, que ce soit le Soudan, les Emirats, le Bahreïn, le Maroc, l'opinion publique est défavorable, majoritairement, à ces relations avec Israël.

On voit bien que le problème, si cette guerre dure, c’est que l'opinion pourrait sortir dans la rue pour demander la rupture de ces relations. C'est le risque que ces Etats encourent : avoir leur opinion publique qui va à l'encontre de leurs choix politiques.

 

Vous parlez de choix politiques. Prenons la Guinée, par exemple, qui a rétabli aussi ses relations diplomatiques avec avec Israël en 2016, alors qu'elles étaient suspendues depuis la guerre des Six jours, donc depuis 1967. Quel est l'intérêt d'un Etat comme la Guinée à rétablir des relations avec Israël?

C'est une longue histoire, pour la Guinée Conakry. Sekou Touré était beaucoup plus proche de Nasser [le président égyptien de l’époque]. Sekou Touré a été le premier à rompre ses relations diplomatiques avec Israël en Afrique, juste après la guerre de Six jours.

 

… Dans une idée de solidarité avec le peuple palestinien face à l'oppresseur ?

C'est ça, mais à l'époque on ne parle pas encore du peuple palestinien, on parle du conflit israélo-arabe. C'est seulement depuis des années 1980 qu'on commence à parler du conflit israélo-palestinien, parce qu'au début, le conflit était perçu entre Israël et les Etats arabes.

Les pays africains étaient solidaires des Etats arabes et notamment de l'Égypte qui est un Etat africain, membre fondateur de l'Organisation de l'unité africaine, et qui accueillait aussi des révolutionnaires africains, les indépendantistes africains.

A ce moment-là, l'Afrique soutenait bien sûr l'Égypte et surtout l'intégrité territoriale de l'Égypte parce qu'à partir de 1967, lorsque Israël a occupé des territoires égyptiens comme le Sinaï, les Africains ont perçu cela comme une atteinte à l'intégrité territoriale d'un état africain, donc il fallait être solidaires.

Cette position-là, elle va évoluer à partir de 1978, lorsque l’Egypte a décidé de signer des accords de Camp David avec Israël. Certains Etats africains se sont dit: « Nous ne pouvons pas être plus royalistes que le roi, il est temps de renouer des relations diplomatiques avec Israël ». C'est la Côte d'ivoire qui va lancer cette idée-là.

C'est à partir de ce moment-là que certains Etats ont commencé justement à renouer avec Israël, et ça va augmenter dans les années 1980, pour des raisons économiques : parce que ces Etats étaient en difficulté économique. Certains pensaient qu'il fallait passer par Israël pour obtenir, peut-être, la bonne volonté des États-Unis, du FMI ou de la Banque mondiale. Il y a des paramètres économiques qui ont poussé ces Etats africains à renouer avec Israël, mais aussi politiques.

 

Et pour ce qui est des accords qui sont signés depuis ces dernières années, les années 2020, quel est le moteur qui a poussé les Etats signataires de ces accords à renouer avec l'Etat hébreu?

Particulièrement, la sécurité. Prenons l'exemple du Soudan. Le Soudan était l’un des partenaires de l'Iran en Afrique. Pour le Soudan, la meilleure façon de renouer avec la communauté internationale, c'était d'abord de rompre ses relations diplomatiques avec l'Iran et de renouer des relations avec Israël, ce que le Soudan a fait, avec des résultats bien sûr immédiats, dans la mesure où le président Trump a levé certains embargos sur le Soudan. Mais on a vu que, finalement, ça n'a pas servi à grand-chose à long-terme, puisque ça n'a pas permis au Soudan de sortir de sa crise économique.

Les mythes obscurs derrière l'antisémitisme

 

Qu’en est-il de l'antisémitisme en Afrique subsaharienne ? Est-ce que c'est un problème encore vivace ?

L'Afrique n'a pas connu le même antisémitisme que l'Europe, par exemple. Il n'y a pas eu de persécutions de juifs en Afrique. Il n'y a pas eu [pendant la Seconde guerre mondiale] de collaboration africaine par des gouvernements fascistes puisque l'Afrique était déjà sous domination coloniale, l'Afrique n'avait pas son mot à dire.

Initialement, il y a eu une relation entre les intellectuels africains, que ce soit Marcus Garvey et autres, qui voyaient une similitude entre la souffrance des juifs et la souffrance des noirs.

Sur cette base-là, il n'y a pas eu d'antisémitisme mais il y a eu plutôt, finalement, des actions communes. Même pendant la période difficile, Israël s'était tourné vers l'Afrique. La première ambassade d’Israël en Afrique a été créée en 1956 en Éthiopie et puis au Ghana.

Dans le cadre du conflit israélo-arabe, Israël considérait l'Afrique comme un pont qui pouvait servir pour jouer le rôle d'intermédiaire entre l'Occident, et l'Afrique dans la mesure où le monde arabe était hostile à Israël. Donc Israël, dès le départ, s'est projeté vers l'Afrique et c'est pas pour rien qu'il y a eu, dès 1948, des relations dans le domaine économique et dans le domaine agricole.

On a même vu fleurir en Afrique des kibboutz à l'exemple de ce qui s'est passé en Israël, parce que les Africains, au sortir de l'indépendance en 1960, pensent qu'il faut sortir de la domination coloniale qu'ils ont vécue et prendre l'exemple d'un Etat qui, à l'époque, était considéré comme un Etat qui leur ressemblait, parce qu’il venait de naître en 1948.

 

Est-ce qu'on peut dire, selon vous, que le gouvernement actuel, dirigé par Benjamin Netanyahou, qui s'est allié à l'extrême droite, a participé du changement de regard qu'on porte sur Israël depuis l'Afrique ?

Oui, bien sûr, mais en même temps, c'est un paradoxe, parce que le Premier ministre Netanyahou était aussi à l'origine du renforcement des relations diplomatiques avec Israël. Sur le plan diplomatique, il a obtenu quand même pas mal de choses en Afrique.

Mais le gouvernement actuel est en train de saboter tout ce qui a été obtenu, dans la mesure où ce gouvernement est une alliance entre l'extrême droite et les ultrareligieux qui ne veulent plus parler de la question palestinienne, qui pensent qu'il faut contrôler l'ensemble des territoires, y compris des territoires occupés, les mettre sous domination israélienne.

Sur le plan diplomatique, où les Africains ont tendance à revendiquer le respect du droit international, cette politique ne passera pas.

 

Quid de l'Iran qui entretient aussi des relations avec de nombreux Etats d'Afrique subsaharienne ? Peut-il, dans ce conflit, jouer un rôle dans la perception ou le positionnement des Etats en Afrique?

Oui, avant, l'Iran avait une influence, toute relative quand même, en Afrique, et particulièrement auprès des communautés qui se revendiquent comme étant des communautés chiites, ce qui est le cas par exemple, de mouvements au Nigéria.

L'influence iranienne a reculé, particulièrement après la rupture des accords qui avaient été signés en 2015. Cette rupture, décidée par Donald Trump, a fait reculer l'influence iranienne. Mais aujourd'hui, l'Iran est en train, un peu, de revenir. Il y a une présence, il y a des visites, et puis, l'Iran veut investir aussi en Afrique.

 

… Des salons sont organisés dans différents pays, même non musulmans, comme au Bénin.

Oui, oui, au Bénin, en Ouganda, au Mali… Certes, l'Iran essaye de revenir en force, mais pour l'instant il dira: on reste quand même derrière la Turquie, derrière l'Arabie Saoudite, et qui ont beaucoup plus d'influence.

Mais dans les années à venir, je pense que l'Iran aura un grand rôle à jouer, la voix de l'Iran va porter particulièrement auprès des pays musulmans.

 

Est-ce qu'un mouvement comme le Hamas peut jouir d'une certaine popularité, au sein des opinions publiques  en Afrique, en tant que mouvement qui s'oppose ouvertement et par les armes à ce qui pourrait être considéré comme l'Occident ?

 Ce n'est pas le mouvement Hamas en tant que tel qui va peut-être voir augmenter sa popularité, mais je pense qu'il y aura un regain de popularité de la cause palestinienne. Le mouvement Hamas, ce n'est pas un Etat, ce n'est pas une entité politique, c'est un groupe armé, mais qui, après tout, revendique la cause palestinienne. Alors peut-être que c'est cette cause-là qui va être entendue et qui va être portée par les Etats africains au sein des organisations internationales pour ramener la cause palestinienne à l'ordre du jour, parce que là, l’agenda international va être bousculé par ce qui se passe.