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"Erdogan mène une politique de nettoyage ethnique en Syrie"

9 octobre 2019

Interview avec le politologue Ahmet Insel qui explique pourquoi Recep Tayyip Erdogan vise les milices kurdes du nord de la Syrie.

https://p.dw.com/p/3Qzu4
Militäroffensive der Türkei in Nordsyrien
Image : picture alliance/dpa

'RecepTayyip Erdogan veut mener une politique de nettoyage ethnique' (A. Insel) - MP3-Stereo

 "Source de paix". Un nom plus doux que la réalité qu’il recouvre puisqu’il s’agit d’une opération militaire : celle lancée aujourd'hui par la Turquie dans le nord-est syrien. Valdimir Poutine avait pourtant recommandé à son homologue turc, ce matin encore, "de bien réfléchir" avant d'ordonner cette offensive.
L’objectif affiché par Recep Tayyip Erdogan est d'empêcher la mise en place d'un "corridor terroriste "le long de la frontière sud de la Turquie. Mais cette nouvelle guerre contre les milices kurdes risque d’avoir de lourdes répercussions.

Ecoutez, en cliquant sur la photo ci-dessus, l'interview avec Ahmet Insel. Economiste et politologue turc, il est professeur émérite à l'Université de Galatasaray d'Istanbul. (L'entretien est retranscrit ci-dessous)


Recep Tayyip Erdogan est persuadé qu’il faut éradiquer la milice kurde du YPG (qu’il assimile au PKK, Parti des travailleurs du Kurdistan, considéré par les autorités turques comme une organisation terroriste) au même titre que les combattants du groupe « Etat islamique ». Et ceci afin de sécuriser la frontière turque et permettre un retour en Syrie des réfugiés présents sur le territoire de la Turquie.
"Nous allons préserver l’intégrité territoriale de la Syrie et libérer les communautés locales des terroristes". C’est ce qu’a tweeté le président turc.

Karte Syrien Ras al-Ayn EN


L’armée turque et ses alliés ont commencé à frapper des bases militaires kurdes et des arsenaux.
Le parti kurde SDF a appelé, en vain, à interdire le survol de la zone pour protéger la population civile qui a déjà commencé à fuir la zone.
Des Kurdes de ces cantons semi-autonomes avaient appelé un peu plus tôt Moscou à faciliter le "dialogue" avec Damas. 
Mais, selon Ahmet Insel, les autorités syriennes espèrent tirer parti de bombardements contre les milices kurdes ennemies qui se verraient alors forcées de choisir entre un affrontement ouvert avec l’armée turque, mieux entraînée, mieux équipée, ou bien rallier le régime de Bachar al-Assad en vue d’obtenir sa protection.
Un autre problème, soulevé depuis plusieurs jours, est que les milices kurdes du nord de la Syrie gèrent de grands camps dans lesquels sont regroupés plusieurs centaines d’anciens djihadistes capturés, ainsi que leurs familles.
Qu’adviendra-t-il de ces prisonniers si les milices qui les gardent sont bombardées ? Des proches de certains de ces djihadistes ressortissants européens réclament leur retour dans leur pays d’origine afin de ne pas exposer les enfants, notamment, "à de nouvelles horreurs".

L'Union européenne réclame la fin de l'opération de l'armée turque.

Le Conseil de sécurité de l'ONU va se réunir en urgence sur la question dès jeudi 10 octobre.

Militäroffensive der Türkei in Nordsyrien
Photo du 9 octobre 2019Image : picture-alliance/dpa/L. Pitarakis

Rentranscription de l'entretien avec Ahmet Insel.

Ahmet Insel : Pour la Turquie, les milices en question, les YPG, ou Unités de protection kurde, sont considérées comme une émanation du Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK, que la Turquie considère comme une organisation terroriste. Le PKK mène un combat de guérilla armée depuis maintenant plus de 30 ans. Donc pour la Turquie, la version officielle est que les YPG sont l'émanation d'une organisation terroriste et par conséquent, leur installation le long de la frontière turco-syrienne constitue une menace pour la sécurité nationale de la Turquie.
DW : Pourtant, des miliciens kurdes étaient alliés avec les forces occidentales pour lutter contre le groupe Etat islamique… Est-ce que cette opération turque peut avoir des répercussions sur la lutte contre le groupe Etat islamique ?

Ahmet Insel : Effectivement, les forces kurdes ont été les plus efficaces. Ce sont elles qui ont chassé les combattants de l'Etat islamique jusqu'au désert syrien et libéré les villes occupées…

DW : … et qui détiennent d'ailleurs de nombreux prisonniers djihadistes.

Ahmet Insel : Oui ce sont eux qui gèrent une dizaine de camps de prisonniers dans lesquels se retrouvent des combattants de Daech, l'Etat islamique, et des familles - des enfants et leurs femmes qui sont isolées. Ce qui est paradoxal, c'est que d'un côté, la Turquie accuse ces forces kurdes d'être l'émanation d'une organisation terroriste, et de l'autre côté, les forces alliées occidentales et particulièrement les Américains travaillent en étroite collaboration avec ces forces kurdes.

Militäroffensive der Türkei in Nordsyrien
Image : picture-alliance/AP/Rojava Media Center

DW : Quelles conséquences cette opération va avoir sur les populations qui habitent cette région ? Elles vont se faire bombarder, ça risque de créer de nouveaux mouvements de population…
 
Oui probablement. Déjà dans la villw Ras al-Ayn, il y a un exode qui a commencé semble-t-il depuis hier [mardi]. Et avec les bombardements qui vont s'accélérer, quand les forces terrestres turques vont avancer, il va y avoir un exode de populations locales vers le sud et les zones américaines ou les zones qui ne seront pas sous contrôle turc. Effectivement il va donc y avoir une nouvelle vague de migration interne et de migration internationale.
L'intention de Tayyip Erdogan est de créer une zone d’une profondeur de 30 km à peu près, le long de la frontière et de repeupler cette zone par les réfugiés syriens qui sont en Turquie. Sur les 3 millions et demi, il parle à peu près d'installer 2 millions de réfugiés dans cette zone [du nord de la Syrie]. Mais ces réfugiés ne sont pas issus de cette région-là et par conséquent, c'est vraiment une politique de nettoyage ethnique, d'installation d'autres populations avec des conséquences des tensions et des heurts qui peuvent s'éterniser pendant des décennies.

DW : Le régime syrien laisse faire et approuve ?

Ahmet Insel : Le régime syrien a envoyé des messages aux Kurdes en disant : "Dans le pays unifié, vous êtes les enfants de ce pays". Et donc il leur a proposé de se retourner et de se confier à eux. Le régime syrien est content de cette intervention turque. Dans un premier temps parce que ça laisse aux Kurdes deux choix : soit résister militairement contre l'armée turque - ce qui n'est pas très facile car les forces ne sont pas du tout comparables - soit s’en remettre à la protection du régime de Damas. Donc je crois qu’actuellement, Damas doit être plutôt contente d'une intervention turque, à condition que cette intervention ne se prolonge pas trop longtemps et ne s'installe pas trop profondément dans les territoires.