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"Il y a comme une mise à mort lente de la presse au Togo"

Jean Claude Abalo
22 novembre 2023

Interview avec le journaliste togolais Ferdinand Ayité. Vivant en exil, il est l'un des lauréats 2023 du Prix international de la liberté de la presse décerné par le Comité pour la protection des journalistes (CPJ).

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Le 16 novembre dernier, Ferdinand Ayité, un journaliste d'investigation togolais en exil depuis plusieurs mois, a été honoré à New York. Il a reçu le prestigieux Prix international de la liberté de la presse décerné par le Comité pour la protection des journalistes (CPJ). Cette reconnaissance survient après que Ferdinand Ayité a été condamné, le 15 mars 2023, à trois ans d'emprisonnement pour "outrages envers les représentants de l'autorité publique" et "diffusion de fausses informations". Notre correspondant à New York a eu l'opportunité de le rencontrer après cette distinction.

Ecoutez ci-dessus ou lisez ci-dessous l'interview avec Ferdinand Ayité

DW : Quelle est votre ressenti, en tant que lauréat de la 33e édition du Prix international de la liberté de presse  du CPJ?

Ferdinand Ayité : Me retrouver à New York dans cette grande salle, avec plein de monde, des confrères de partout, est une fierté. C'est quelque chose de vraiment sensationnel et c'est la première fois que je vis ça. C'est pour ça que d'ailleurs que je tiens à dire un très grand merci au Comité pour la protection des journalistes qui, cette année, m'a porté comme l'un des lauréats de ce prix aux côtés des trois autres lauréats. Au-delà de la fierté, c'est un message qui nous est adressé pour que nous ne baissions pas les bras.

DW : En quoi ce prix n'est pas bon signe pour votre pays le Togo ?

Ferdinand Ayité : Au-delà de la satisfaction personnelle, ce prix effectivement n'est pas un bon signal pour notre pays. Dans notre pays, beaucoup de journalistes sont de plus en plus persécutés, la presse indépendante traverse des moments assez difficiles. Au moment où je reçois ce prix, il y a des journalistes qui sont encore en prison.

Deux ans après notre aventure qui s'est soldée par le décès d’un de nos confrères codétenus, Joël Egah, je vis en exil, tout comme mon rédacteur en chef. Nos parutions sont suspendues.

Avant nous, il y a eu Carlos Kétohou aussi qui est parti en exil. Donc les clignotants sont au rouge au Togo en ce qui concerne la liberté de presse. Et c'est quand même inquiétant.

Il y a comme une espèce de mise à mort lente de la presse indépendante à travers diverses méthodes : soit par le harcèlement administratif, le harcèlement fiscal ou c’est la justice qu'on utilise pour faire taire les journalistes. Et donc ce prix n'est pas véritablement une bonne nouvelle pour notre pays.

DW : Quelles sont les raisons qui vous ont finalement poussé à prendre le chemin de l’exil ?

Ferdinand Ayité : Je pense qu'il y a deux ans, en décembre 2021, nous sommes passés par la case prison et à la sortie, il y a un de nos confrères, Joël Egah, qui est décédé.

Mais un an plus tard, le dossier a été ressuscité et il a été décidé de nous renvoyer en prison. Et donc, nous ne nous sommes pas présentés au jugement et vous savez très bien qu’à notre départ, on a été condamné à trois ans de prison avec un mandat d'arrêt international; et je pense que dans ces conditions-là, il n'était pas question de rester au pays et de se retrouver en prison.

Voilà la raison pour laquelle nous n'avons pas eu d’autre choix que de quitter le pays en laissant derrière nous nos familles, nos proches et en suspendant nos parutions.

Je voudrais avoir une pensée pour les journalistes qui sont aujourd'hui derrière les barreaux et je vous rappelle que dans une société civilisée, la place du journaliste ce n’est pas la prison. Le journaliste, quand il fait ses publications et si d'aventure, il est responsable d'une diffamation ou quoi que ce soit, il y a des dispositions pour y répondre. Et ce n'est pas la prison.

Ensuite, j’aimerais avoir une pensée pour l'ensemble de mes rédacteurs. Depuis que nous avons quitté le Togo, nous avons suspendu nos parutions et donc ils sont un peu perdus dans la nature. Et aussi rassurer les uns et les autres que nous allons reprendre bientôt nos publications.

Nous ne sommes plus sur le territoire, mais nous travaillons à trouver les meilleurs canaux pour continuer par être en contact avec nos lecteurs, le public togolais.

Et je voudrais dire un grand merci pour le soutien que des organisations, des amis, des gens nous portent en ces moments difficiles. Et je pense que c'est dans les moments difficiles qu'on saisit les opportunités pour pouvoir continuer le combat qu'on mène.

DW : Le journalisme d'investigation est-il encore possible au Togo ?

Ferdinand Ayité : Je dirai que c'est assez risqué, comme le reportage de guerre. Seuls les courageux s'y engagent parce que plus vous vous engagez dans la lutte contre la corruption, plus vous touchez des intérêts des gouvernants, de plusieurs groupes d'intérêts, ils se coalisent contre vous et cherchent à vous anéantir.

Il n'y a pas qu'au Togo qu'on voit ça. On voit ça dans d'autres pays.

Quand les jeunes journalistes ou ceux qui sont encore à l’école de journalisme voient le sort qui est le mien, le sort des autres, ils n'ont pas envie de s'engager dans ce journalisme-là, spécialisé, dont les conséquences sont la prison, l’exil ou parfois la mort.

Mais c'est n’est pas une raison pour abandonner parce que c'est par le journalisme d'investigation que nous donnons des outils aux populations pour contrôler beaucoup plus l'action du gouvernement, étant donné que nous vivons dans des pays où les gouvernants n'ont pas la culture de rendre des comptes.

C'est donc au journaliste de regarder comment les fonds de la République, comment les sociétés d'Etat sont gérées et de donner des éléments aux populations pour mettre beaucoup plus de pression sur ceux qui gouvernent le pays. Je pense donc qu'il n'y a pas de raison d'abandonner, malgré les obstacles.  Il faut continuer.