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« Le pays était détruit dans son âme »

Dirke Köpp4 avril 2014

En 1994, Alexander Kudascheff a été le premier reporter de la Deutsche Welle à aller au Rwanda après le génocide. Il évoque ses impressions et le rôle de la communauté internationale – à l’époque et aujourd’hui.

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Dans cet entretien, le rédacteur en chef de la Deutsche Welle Alexander Kudascheff évoque ses souvenirs du Rwanda en 1994
Dans cet entretien, le rédacteur en chef de la Deutsche Welle Alexander Kudascheff évoque ses souvenirs du Rwanda en 1994Image : DW/M. Müller

DW : Monsieur Kudascheff, vous avez fait des reportages au Rwanda pour la Deutsche Welle juste après le génocide. Quelles ont été vos premières impressionsà l’époque?

Cela peut paraître bizarre, mais quand je suis arrivé d’Ouganda, je me suis tout de suite dit : « Quel pays magnifique ! » Pour moi, le Rwanda ressemblait à la Forêt-Noire. Je suis descendu de la voiture pour regarder ces belles montagnes et ces forêts extraordinaires. Et tout à coup, j’ai vu une arme à feu : devant moi, il y avait un enfant-soldat, il avait entre neuf et onze ans. A l’époque, je fumais encore et je me suis demandé : « comment apaiser ce garçon – avec ou sans cigarette ? ». J’ai discuté avec lui et il m’a raconté que le chef des rebelles Paul Kagamé (l’actuel président, NDLR) était passé par là quelques jours auparavant et qu’il avait pour mission de monter la garde. Je l’ai félicité d’avoir obtenu cette responsabilité honorable, je ne lui ai finalement pas proposé de cigarette, et j’ai repris la route.

DW : Avez-vous rencontré d’autres enfants-soldats ?

J’ai croisé un certain nombre d’enfants-soldats, mais ceux-là ne portaient pas d’uniforme et n’appartenaient à aucune unité reconnaissable. Ils erraient tout simplement et j’ai supposé que certains d’entre eux avaient trouvé des armes abandonnées par les milices hutues dans leur fuite. En tout cas, le pays était à l’époque fortement armé et beaucoup de ces armes étaient aux mains d’enfants.

DW : Vous étiez en route vers la capitale, Kigali, avec un chauffeur ougandais. A quoi a ressemblé votre voyage ?

Nous sommes partis de l’Ouganda pour nous rendre à Kigali en voiture. La seule chambre d’hôtel que nous avons pu trouver n’avait ni fenêtre, ni eau, ni électricité, ni lumière. Le tarif unique était à 1 dollar. Le chauffeur et moi, nous nous sommes partagés la chambre. Et ensuite, nous avons traversé le pays et nous avons passé la frontière pour rejoindre Goma, dans l’Est de la RDC. Nous voulions voir ce qu’il était advenu des réfugiés. La plupart des journalistes étrangers n’étaient pas au Rwanda ; ils couvraient la situation dramatique des refugiés à Goma. Et au Rwanda, on s’intéressait plutôt à la recherche des génocidaires hutus qui se cachaient. J‘ai essayé d’interviewer Paul Kagamé, mais à part des « demain, demain, Monsieur », je n’ai pas eu de réponse. Nous avons traversé tout le pays. Et, je dois dire qu‘encore aujourd‘hui, je ne peux m’empêcher de penser à la beauté du Rwanda, à la sympathie de ses habitants, qui étaient pourtant complètement brisés et vulnérables.

DW : Vous trouviez les gens sympathiques – c’est le constat que font beaucoup de voyageurs qui se rendent au Rwanda. Et pourtant, beaucoup étaient prêts à commettre les pires atrocités pendant le génocide. Comment expliquer cela ?

Nous avons sans doute rencontré uniquement des victimes. Il est tout aussi impossible de comprendre comment les Allemands ont pu envoyer 6 millions de personnes dans les chambres à gaz. Je crois qu’à l’époque, j’ai perçu cela comme une éruption de haine primitive.Et une fois qu’elle était terminée, les gens sont revenus à eux. Le pays était détruit dans son âme : nous sommes passés devant un nombre incroyable de montagnes de crânes, nous avons entendu comment les gens en parlaient, comment ils évoquaient leurs proches décédés ou massacrés. Où que nous étions, nous sentions que les gens voulaient parler, de ce qu’ils avaient vécu. On voyait ce qui se passait en eux, ce mélange de joie d’avoir survécu, mêlé à un sentiment de honte et à la peur de l’avenir : « Qu’est-ce qui nous attend ? »

DW : Pendant le génocide cependant, les yeux du monde n’étaient pas braqués sur le Rwanda.

Même en tant que journaliste, on a honte après coup de ne pas y avoir regardé de plus près. Mais il y en a qui devraient encore plus à avoir honte : ceux qui étaient responsables à ce moment-là. Je parle principalement de l'ONU, qui s’est comportée de manière pathétique en n’agissant pas. Mais c’est également vrai pour d'autres : pour l'Occident, pour l'OTAN et en particulier pour l'ancienne puissance coloniale belge. Les Belges avaient une relation de longue date avec le Rwanda et ils se sont aussi demandé : Qu'avons-nous mal fait ? Pourquoi n’avons-nous pas été en mesure de stopper ce génocide ou au moins d’apaiser la situation ?

DW : Le président rwandais Paul Kagamé est au pouvoir depuis l’an 2000. Il a essayé de parvenir à la réconciliation - notamment en interdisant de se définir par l'appartenance ethnique. Que pensez-vous de cette politique ?

Je pense que l'approche de base - ne pas se préoccuper des ethnies - est juste. Avec elle, on s’éloigne des traditions racistes. Après, je ne sais pas si l'on peut édicter cela d'en haut. Les pays socialistes ont expérimenté cette politique à plusieurs reprises - sans succès - car à peine le socialisme disparu, les problèmes de nationalités refaisaient surface. Je pense que le cas de Kagamé est très complexe et très particulier. Il a eu du succès sur le plan économique. Cela étant, c’est l'homme d'un groupe ethnique, ce qui n'est pas si facile à accepter pour l'autre ethnie. Dans une interview que j'ai réalisée il y a cinq ou six ans avec Kagamé, il m’a donné l’impression d’être en paix avec lui-même. Il avait l’air de quelqu'un qui se doute probablement qu'il fait des erreurs, mais qui considère que le cœur de sa politique est juste. Quant à savoir si sa politique est la bonne et si la dissidence ethnique est surmontée, on ne pourra probablement le savoir qu’après la période Kagamé.

DW : La communauté internationale a complètement échoué au moment du génocide en 1994. C’est de cet échec qu’est né le principe de responsabilité de protéger. La communauté internationale assume-t-elle cette responsabilité aujourd’hui ?

Elle ne l‘assume pas. Parallèlement au génocide, il y avait en plus le conflit dans les Balkans, pour lequel nous nous sommes posé exactement les mêmes questions. La célèbre phrase de Manfred Wörner, alors secrétaire général de l'OTAN, après l'attaque des snipers sur le marché à Sarajevo – « Il est temps d'agir » - a marqué les esprits. Moralement pour moi, il n’y a pas de débat qui tienne : vous devez tout faire pour aider les gens. Nous pouvons également tourner nos regards vers le passé : Est-ce que les Alliés auraient dû bombarder la route d'accès ferroviaire à Auschwitz ? Si vous me demandez honnêtement et rationnellement, en tant que rationaliste, si je considère ces interventions comme pertinentes sur le long terme ou pour construire la Nation : Non, je ne le pense pas. A court terme, on peut se rendre sur place, essayer de calmer la situation, pour arrêter un volcan de passions meurtrières. Mais alors on doit se retirer le plus rapidement possible, afin que ceux qui vivent dans ce volcan apprennent à composer avec lui. En Afghanistan, cela s’est bien passé, tous les humanitaires l’ont également constaté, mais courant 2004-2005, cela a basculé. Nous avons complètement échoué en Somalie, à moitié échoué en Bosnie, au Kosovo le bilan était flou. Pour ce qui est de la République centrafricaine ou du Mali, nous ne pouvons pas encore juger.

DW : Plus tard, la communauté internationale a amorcé le travail de réflexion sur le génocide, avec le Tribunal pénal international pour le Rwanda. En Allemagne et même en France, des procédures ont été entamées contre des génocidaires. Comment évaluez-vous ce travail tardif ?

Je pense qu’il est bon pour ce monde qu’aucun criminel de cet ordre ne puisse avoir le sentiment qu'il peut s'en tirer impuni. Par conséquent, je suis d'avis, par exemple, qu'un garde de camp d'Auschwitz de 90 ans doit être traduit en justice encore aujourd'hui. A cette époque, il a même mis un enfant de deux ans dans les chambres à gaz – dans ces circonstances, son âge ne compte pas pour moi. L'idée de base de la Cour pénale internationale, c’est qu’on ne peut pas laisser passer ce genre de choses, et je crois que c'est important. Quant à savoir si elle y parvient, c'est une autre affaire. Parce que beaucoup de ces criminels ont en effet vécu pendant des années dans le giron de la communauté internationale. Beaucoup n’ont été traduits en justice que quand ils se sont retrouvés dans une position de faiblesse. Et d'autres n'ont jamais été inquiétés.

Dr. Alexander Kudascheff est rédacteur en chef de la Deutsche Welle depuis janvier 2014, après avoir dirigé le studio principal de la DW à Berlin. En tant que journaliste, il s’est rendu pour la DW dans de nombreuses régions du monde. En 1994, il était correspondant au Rwanda.